CHAPITRE III
Cela faisait 17 heures que la poursuite avait commencé ! Ils avaient tellement tournoyé, enfilant des passages dans tous les sens, qu’Ael n’avait plus aucune idée de leur position dans l’amas. Peut-être même faisaient-ils route vers l’entrée ? La position des Props, au sommet de la coque, derrière, faisait que la Barge virait mieux vers le haut. Si bien qu’Ael la mettait sur le dos, ou sur la tranche, avant de s’engager dans chaque nouvel embranchement, vers le bas ou sur le côté, selon l’angle du virage.
Avec la pesanteur intérieure, qui tenait encore le coup, malgré les accumulations de G, ça ne changeait rien pour eux. Ils avaient l’impression que c’était le décor qui basculait et qu’eux étaient immobiles. Néanmoins, à la longue, un mal au cœur naissait – essentiellement en raison des mouvements brusques du décor, sur l’écran – qu’ils combattaient en mangeant.
Ils avaient les visages creusés par la fatigue, la voix lasse. Sauf Michelli. Il lâchait une blague, de temps à autres. Ça avait fini par les agacer et ils le lui avaient dit. Mais il avait continué et Ael avait compris qu’il avait trouvé ainsi le moyen de leur faire garder leur concentration, au prix d’un agacement certain ! Une nouvelle fois, il admira le grand Sarmaj.
— Katel, dit-il soudain, abandonne la Détection systématique sur l’arrière, branche-toi sur l’avant pour me permettre d’anticiper. Si on fait un changement de direction vraiment brutal, repasse ensuite sur l’arrière, le temps de voir où en est notre petit copain et reviens très vite sur l’avant. Et tu me diras, dès que possible, les passages que tu apercevras. Ça me permettra d’éviter de surveiller le répétiteur.
— Vu.
Ils avaient pénétré dans une zone où les passages étaient si étroits qu’Ael faisait des prodiges pour rester au centre et ne pas toucher. Et la vitesse avait chuté considérablement. Mais celle du missile aussi, probablement, encore qu’Ael se demandait pourquoi son ordi ne connaissait pas la peur de percuter. Peut-être une partie de ses mémoires le prévenait qu’il allait percuter et que sa mission serait interrompue ? Oui, ce devait être un truc dans ce genre.
— En haut à six secondes, dit-elle soudain.
— Vu.
Les Props de la Barge hurlèrent quand Ael bascula pour prendre le virage. Il avait sélectionné la puissance disponible instantanément – pas la totalité, malheureusement, il ne pouvait pas – sur un levier, près de lui, de manière à ne pas demander à Michelli de le faire, à chaque fois, ils gagnaient ainsi plusieurs dixièmes de seconde. L’embranchement était suivi d’un coude terriblement étroit et il brutalisa encore la Barge pour la mettre, en une fraction de seconde, dans la meilleure position pour embouquer le coude. Cette fois, il fut sûr qu’ils allaient toucher…
Cela dut passer au mètre près… Il secoua la tête comme pour se réveiller. Un autre coude arrivait et il freina d’instinct.
Il y avait trois couloirs. Les deux latéraux, toujours aussi étroits, celui du centre plus large et très long, apparemment.
— Un passage à huit secondes, à gauche, du central envoya Katel.
— C’est là ! lança Ael d’une voix plus forte. Passe sur l’arrière.
Il accéléra brusquement, faisant, intérieurement, le pari que le passage lui permettrait de manœuvrer à cette vitesse. Il vint serrer la paroi de droite, passant comme une flèche la patte d’oie à trois voies pour prendre celle du centre. Puis, il freina et balança le manche de commande sur la gauche, les tuyères latérales alimentées au maximum.
À l’entrée, en une fraction de seconde, il vit que le passage s’élargissait et allait balancer la puissance pour en profiter quand il entrevit une ouverture étroite, vers le bas, tout de suite devant. Il ne réfléchit pas, freinant, passant sur le dos et tirant en même temps sur le petit manche. La Barge fut terriblement secouée par ces brutaux changements de position, mais obéit.
Un autre passage s’ouvrait, vers le haut et sa vitesse était assez descendue pour qu’il l’emprunte à son tour. Mais il se rétrécissait très vite…
— Explosion derrière !
Katel avait hurlé…
Ael, lui, se battait aux commandes. Il avait compris qu’ils venaient d’entrer dans un cul de sac. Il fallait stopper la Barge avant la muraille d’astéroïdes qui le bouchait ! Il freinait à fond quand il entrevit un nouveau passage, une faille plutôt, encore plus étroite…
C’était le tout pour le tout. Sans cesser de freiner à mort, il balança les commandes à fond… et la Barge passa, par miracle ! Le nouveau couloir semblait s’élargir mais il continuait à freiner autant qu’il était possible.
Il déboucha dans un large passage avec un coude et un nouvel Y. Il choisit la plus étroite des deux branches et laissa la Barge s’immobiliser.
— Confirmée, l’explosion ? demanda-t-il d’une voix lasse.
— Confirmé, répondit Katel. J’ai l’enregistrement. Le second missile a percuté. Comment as-tu fait, Ael ?
— Je… je crois que je l’ai piégé à l’accélération en virant tout de suite quand on avait une longue ligne droite. Son Prop a envoyé toute la sauce alors qu’on avait déjà viré. Il n’a pas eu le temps de suivre, sa vitesse était trop grande… C’est ce que je cherchais depuis le début. Michelli, tu stoppes l’éjection de protons mais tu laisses les Props en veille… Je crois que vous devrez m’aider à quitter ce fauteuil… Il faut que je me repose, je suis au bout. Ici, on ne craint plus rien.
Ses nerfs craquaient, sa tête baissait insensiblement vers le tableau de bord. Ses forces le lâchaient. Michelli lança son bras gauche pour l’empêcher de venir cogner le tableau. Quand il le redressa, Ael s’était évanoui !
Il mit 15 heures à récupérer ! Quand il se réveilla, tout son corps le faisait souffrir. Une multitude de courbatures qui disaient combien il avait été tendu pendant la poursuite.
Il resta allongé un moment, les yeux au plafond, se remettant doucement dans le bain. Quand il se leva pour passer dans le bloc d’hygiène d’origine, réservée aux officiers sur les BDLD, il avait suffisamment récupéré et commençait à réfléchir.
Dans le carré, Katel était en train de manger un plat préparé, une viande en sauce, apparemment, la languette de réchauffage arrachée encore sur la table, à côté.
— Tu sais, fit-elle, Procyon et Altaïr devaient avoir le même fournisseur ; j’ai l’impression de manger la même vacherie qu’on nous donnait dans ma Division de Combat.
Il sourit.
— On a acheté un lot entier à la Base de l’Armée, forcément. Et encore, les copains de Michelli ont été chouettes, ils ont varié les menus… Mais ça nous a permis de partir avec des vivres pour plusieurs mois, surtout à deux. Le reste, je l’ai récupéré sur le Patrouilleur, avec le conservateur pour des vivres fraîches si on en trouve. La Spatiale n’a pas tout à fait les mêmes plats que l’Armée. Toujours ça. On s’en achètera plus tard, des civils. Comment tu es ?
— Encore étonnée d’être en vie ! Bon Dieu, avec vous, il ne faut pas craindre les décharges d’adrénaline ! Mais tu es un sacré pilote, Ael !
— J’ai surtout l’habitude des Barges, même si celle-ci est beaucoup plus grosse et plus lourde, aux commandes. Mais, finalement, elle est maniable, avec ces gros Props.
Il alla se servir un gobelet filmant d’une infusion légèrement dopante, venant des surplus, elle aussi. Mais, après tant d’années de guerre, il s’y était habitué et l’aimait. Puis il s’assit en face d’elle.
— On ne t’a pas fait un cadeau en t’embarquant avec nous. Tu as tout perdu là-bas.
Elle eut une moue qui creusa des petites fossettes de chaque côté du menton, tordant ses lèvres comme elle semblait en avoir l’habitude. Cette fille, quand elle ne veillait pas à son allure, laissait passer des tas d’expression sur son visage.
Elle avait un charme dont elle ne paraissait pas consciente. Il fut heureux, soudain, de l’avoir à bord.
— Je n’avais pratiquement rien. Quelques souvenirs de mes frères-édu. Et c’est mieux comme ça. Ils sont tous morts. Je suis la seule survivante des dix. Ce n’était pas bon pour moi de vivre dans le passé. Pour le reste, j’étais coincée sur M 75 II. Impossible d’en repartir. J’avais dû taper dans ce que je réservais pour payer un Transport. Et la Milice me cherchait des histoires de plus en plus souvent. J’aurais fini par craquer et en démolir… Non, vous êtes la chance de ma vie, au contraire.
Ael plongea le nez dans son gobelet en réfléchissant. Katel avait montré ses compétences, à bord et pendant la poursuite. Dans la bagarre, elle était de leur race. Ils parlaient le même langage… Si Michelli n’y voyait pas d’inconvénients, ils pourraient peut-être la garder à bord, se dit-il ?
— Comment est la Barge demanda-t-il en levant les yeux vers elle.
Elle sourit.
— Comme tu l’as laissée. Michelli a remis un peu de puissance tout à l’heure ; on dérivait vers une paroi. Tu as récupéré ?
— C’est bien le moins. Quinze heures de sommeil, ça ne m’était jamais arrivé auparavant.
— Mais il faut voir ce que tu as enduré avant. Je me demandais comment tu faisais. Pas seulement pour garder les yeux ouverts, mais pour conserver ta concentration dans ce labyrinthe infernal, à cette vitesse, surtout…
Il haussa les épaules.
— Je savais qu’une occasion se présenterait, il fallait tenir jusque-là. C’est tout simple.
— C’est ça… tout simple, reprit-elle en se moquant légèrement.
— Tu le verras, ajouta-t-il en s’amusant à son tour.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Il va bien falloir sortir de cet amas…
Elle le coupa.
— Excuse-moi, il y a quand même un pépin. J’ai inspecté le matériel que j’avais monté, dans le poste. Le Directeur de vol astronomique est complètement décalé. Trop de manœuvres brutales enchaînées, et plus de points de référence dans l’espace pendant trop longtemps, pour se recalibrer. Il n’a pas tenu.
— Il est HS ?
— Non, décalé ; c’est-à-dire que ses indications ne seront plus fiables, tant qu’il n’aura pas pu faire des relevés sur des Constellations connues, en espace. Pour l’instant, il ne peut pas nous donner notre position, par exemple.
— Bordel, jura Ael. Et moi je n’ai aucune idée de l’endroit où on peut être, ni du cap à prendre pour sortir de l’amas. J’ai perdu le sens de l’orientation là-dedans.
Il réfléchit puis demanda :
— Est-ce qu’il peut nous garder un cap, au moins ?
— Explique-toi, fit Katel.
Michelli entra à cet instant et sourit largement en les voyant.
— T’en as mis un coup, Cap. Je t’entendais ronfler de ma cabine.
— Menteur. Tu sais très bien que je ne ronfle pas. Trop dangereux, en opération. Ça fait sept ans au moins que je te le répète, tête de mule. C’est toi qui ronfles, c’est pour cela que je te donnais des coups de coude.
— Ah ça, dit le Sarmaj en s’adressant à Katel, ce qu’il a pu me frapper pendant toutes ces années ! Et il cognait fort, la rosse… Vous parliez d’explication, quand je suis entré.
Ael lui appris ce que Katel venait de lui confier.
— Notre seule chance de sortir de là est de garder un cap moyen, même en sinuant dans les passages. Ça nous fera forcément sortir, mais je ne sais pas où, ni quand, surtout.
— On n’est pas pressé par le temps, pas vrai ? commenta tranquillement le grand gaillard. Je viens d’aller vérifier les piles. Elles en sont au tiers, on a de la marge. Et les Props n’ont pas bougé. Il y a de quoi manger et boire, pourquoi s’en faire, tu nous sortiras de là.
— Ce qu’il peut être agaçant, quelque fois, dit Ael en regardant Katel. On dirait qu’il attend n’importe quel miracle, de moi. Enfin quoi, je suis comme tout le monde, je peux me planter !
— C’est ce qu’on appelle la confiance, non ? répondit-elle, amusée, avant de reprendre leur conversation : oui, si on s’en sert comme compas gyroscopique, en aveuglant toutes les autres fonctions, le Directeur peut nous fournir des informations constantes.
— Alors, c’est ce qu’on va faire, décida Ael. Tu le mets en configuration de compas et on prend un cap.
— Tu vois que c’est tout bête, intervint Michelli.
— Ouais mais tu vas t’y mettre, toi aussi, mon mignon… et toi aussi, Katel.
— Mettre à quoi ? interrogea-t-elle.
— À piloter. Je ne vous demande pas de faire des transitions, mais de suivre les passages, à basse vitesse. Seul aux commandes, je n’y arriverai pas. Mais avec un peu d’entraînement, vous pourrez faire évoluer la Barge sur un cap, pendant que je me reposerai.
— Tu es sûr ? fit la fille, vaguement inquiète.
— Oui. Parce que vous n’irez vraiment pas vite. Mais ça vaudra mieux que de stopper pendant que je dormirai. On va d’ailleurs commencer tout de suite.
Les uns derrière les autres, ils grimpèrent la petite échelle métallique pour accéder au poste, sans dire un mot. Michelli avait le visage contracté, celui des mauvais jours, et il avait l’air mauvais comme la gale ! Ael se pencha tout de suite sur le Directeur de vol. Apparemment, il était tout à fait normal et il songea que si elle ne l’avait pas prévenu, il aurait fait confiance à l’instrument et ils auraient pu errer indéfiniment dans l’amas… Oui, elle avait sa place à bord.
— Bon, tu peux le configurer maintenant, Katel ?
— Oui. Ce ne sera pas long.
— Michelli, pendant ce temps, tu montes la double commande, manche et puissance, à ton poste ; tu seras plus à l’aise en restant à la place que tu connais. Katel a son instrumentation derrière. Moi, je vais essayer de trouver un grand couloir pour qu’on soit plus tranquille et on commence.
— Tu crois vraiment que c’est raisonnable, je ne suis pas fait pour ça, moi ? fit le Sarmaj d’une voix incertaine.
— Eh, tu ne t’es pas posé de questions quand on fonçait comme des dingues avec les missiles aux fesses ? Tu ne t’es pas demandé si je n’étais pas au-dessus de mes possibilités, hein ? Eh bien, maintenant, c’est de toi dont il est question. Je te dis que tu peux y arriver, tu ne me fais plus confiance, le malabar ?
— À toi, si…
— Ne te pose pas de question. Si ça ne va pas, je te le dirai, tu le sais. Et tu resteras en double tant que tu ne seras pas au point. Comme Katel, évidemment. Alors, vous êtes rassurés maintenant ?
— Tu es marrant, tu es pilote, toi, remarqua Katel.
— Et moi, je n’aurais même pas vu que le Directeur de vol était décalé. Chacun son truc. Ce que je vais vous apprendre est ultra-simple. Si un problème se présente, vous m’appellerez, c’est tout.
— Quel genre de problème ? fit Michelli.
— Un passage qui se rétrécit, par exemple. Rien de dramatique. Bon, tu nous installes la double commande ?
— D’accord, Cap, d’accord.
Ael remit la puissance pendant que Katel commençait à modifier le Directeur de vol.
— Est-ce que tu peux envoyer un repère avec le cap moyen que je t’indiquerai, en incrustation sur l’écran extérieur, sous le regard des deux postes de pilotage ? demanda-t-il. Qu’on puisse l’avoir dans le champ de vision sans baisser les yeux vers le Directeur ?
— De façon à voir si on s’en écarte et y revenir, c’est bien ça ?
— Oui.
— O.K., pas de difficulté.
— Bon. Vous me direz, tous les deux, quand vous aurez terminé, pendant que je cherche un couloir plus vaste.
Deux heures plus tard, la barge avait enfin débouché dans un long passage, assez large pour donner confiance. Comme il n’avait aucune idée de leur position, cet axe pouvait convenir aussi bien qu’un autre, et il fit caler le Directeur sur ce cap moyen. Le repère apparut, devant ses yeux, et la première leçon commença, avec Katel. Ael avait préféré que le Sarmaj écoute les indications qu’il donnait, avant de le mettre aux commandes. Il était encore plus tendu que la jeune femme.
Elle était donc assise en place droite, crispée, et Ael tenait ostensiblement, de la main droite, les commandes de manœuvres, sur le petit manche, et de la gauche celle de la puissance, corrigeant les écarts de Katel, concentrée.
Ils suivirent le passage pendant une demi-heure avant d’arriver à un nouvel Y.
— Tu le vois, lui dit-il, quel que soit le choix des deux branches, on s’écarte de notre cap moyen. Mais c’est inévitable, donc on n’en fait pas une histoire et on choisit celui qui a l’air de s’écarter le moins. À la seule condition qu’il soit quand même assez large. D’accord ? On essaiera de revenir sur notre cap plus loin, grâce au repère. Mais le passage peut très bien obliquer, de lui-même, dans la bonne direction. Donc, pas de panique. Quand tu seras à l’aise, on verra la navigation approximative en déclenchant un top au moment où on s’écartera du cap et on note le temps de manière à évaluer notre éloignement du bon axe. Je te montrerai.
Il la laissa ensuite se débrouiller, se bornant à corriger quand l’erreur était flagrante afin qu’elle la décèle, elle aussi. Pendant une heure et demie, elle tint le manche avant de céder la place à Michelli, moins nerveux maintenant. Il avait mémorisé les erreurs de la jeune femme et se corrigeait de lui-même, parfois.
Comme c’est souvent le cas chez les colosses, il avait des gestes très doux et arriva assez vite au stade où en était Katel.
Ils continuèrent avant qu’Ael ne lâche.
— Personne n’a faim ?
— Ah si, dit le Sarmaj.
— D’accord, on descend avec Katel préparer quelque chose. Toi, tu restes aux commandes.
— Hein ?
Michelli avait poussé un véritable hurlement !
Ael rit franchement.
— C’était une blague ! On va stopper et on descend tous les trois.
Trois jours plus tard, Katel était aux commandes pendant que Michelli s’occupait à vérifier les Props, à l’arrière de la soute, quand Ael lâcha d’une voix paisible :
— Katel, regarde-moi.
Elle tourna la tête de son côté et vit qu’il avait les bras croisés, les épaules ramenées en arrière pour détendre son dos contre le dossier, confortable, de son siège.
— Ça fait une demi-heure que je n’ai pas touché aux commandes, dit-il.
— Même au dernier embranchement ? demanda-t-elle surprise.
— Oui… À cette vitesse, modeste, tu es maintenant capable de piloter seule. Mais je resterai encore une heure ou deux avec toi pour te donner confiance. Tu peux aller chercher Michelli, pour qu’il prenne la suite ? S’il-te-plaît, ne lui dit pas ce que j’ai fait, sinon il va me guetter et sera nerveux.
— Entendu… À propos, je vais installer un réseau Com intérieur dans toute la Barge pour qu’on puisse se parler, de n’importe quel endroit. Il y a déjà un certain nombre de diffuseurs, je mettrai aussi des micros. J’en ai trouvés dans les packs de pièces détachées que tu as ramenés du Patrouilleur.
— Ça, c’est une bonne idée, fît-il pendant qu’elle se levait et qu’il reprenait les commandes en accélérant.
La traversée de l’amas commença véritablement le surlendemain. Tous les trois pouvaient tenir les commandes seuls. Pas à la même vitesse, mais l’important était d’avancer.
Cela faisait deux mois et demi qu’ils suivaient tantôt des passages, tantôt des couloirs. Katel et Michelli étaient suffisamment à l’aise pour qu’Ael dorme en paix. Ils s’étaient partagés les quarts, mais stoppaient systématiquement pour prendre leurs repas ensemble, Ael avait insisté pour cela afin de souder l’équipe.
Après un mois de voyage, il avait craint que l’atmosphère ne change à bord. Ces couloirs avaient quelque chose de désespérant. Mais tous trois avaient de la bouteille, ils avaient connu des coups durs, de ceux dont on ne pense pas pouvoir sortir, et cela avait forgé leur caractère.
Il avait parlé de Katel avec Michelli, et le Sarmaj avait tout de suite accepté qu’elle reste à bord, ajoutant même qu’il aurait regretté de la voir partir. Il avait de l’estime pour elle et l’avait vue se battre, devant la cafet’. Le soir même, au dîner, Ael demanda de sa voix tranquille :
— Dis donc, Katel, tu as des projets ? Je veux dire, quand on aura regagné le Monde ?
Elle avait haussé les épaules :
— Je crois que mon choix de M 75 II était une erreur. Trop sauvage. Une électronicienne n’y a pas sa place. D’un autre côté, c’est vrai que sur une grande planète, je ne trouverai pas de boulot, je ne suis pas assez spécialisée dans le domaine civil. Ce qu’il me faut, c’est un endroit retiré mais un peu moins arriéré, pour avoir une chance de trouver un job en paix.
Il y eut un silence.
— Procyon ou Altaïr ? fit Michelli.
— Tu sais bien ce que disent nos merveilleux dirigeants, on est tous frères, maintenant ! La plus grande Union Fédérale jamais vue.
— Katel… dit finalement Ael. Toi et nous, on a le même passé. On a le même écœurement de ces millions de morts qu’il a fallu pour que nos dirigeants se mettent d’accord. On a tous envie de vivre en paix sans contrainte. On a la chance d’avoir un engin qui est assez vaste pour faire du tramp à travers la Voie Lactée, et suréquipé pour un bâtiment de cette classe… On s’entend bien, tous les trois, et s’il faut se bagarrer, chacun de nous se vaut. Si tu le veux, tu peux rester à bord avec nous. En fait, on le souhaiterait vraiment, Michelli et moi.
Elle ouvrit des yeux stupéfaits.
— Mais enfin, c’est votre Barge. C’est vous qui avez tout payé…
— On a eu de la veine, ça n’a rien à voir, et on n’a pas l’habitude de comptabiliser ce que chacun fait. Mais on ne veut pas te forcer la main. C’est à toi de choisir.
Il y eut un long silence. Elle avait les yeux baissés vers son plat. Elle finit par relever la tête plongeant son regard, successivement dans les yeux de ses compagnons.
— D’accord. Mais il faut que vous sachiez que je suis plutôt du genre collante. Je n’ai jamais abandonné un de mes hommes, même touché à mort. Je veux dire par là que, lorsque je m’engage, c’est définitif. Alors, à votre tour réfléchissez bien.
Michelli rit.
— Le Cap t’a peut-être dit que je l’ai ramené sur mon dos quand il a été blessé. Mais je suis sûr qu’il ne t’a jamais parlé des percées qu’il a faites pour venir me chercher quand j’étais isolé avec quelques gars ? C’est comme ça, nous deux. On n’en parle pas mais on doit aussi être assez collant ! Tu vois, t’es pas différente.
— O.K. On n’en parlera plus, trancha Ael. Katel fait partie de l’équipage. On partage en trois, les pépins et les bénéfices. Terminé. Michelli, tu lui montreras où on a planqué les armes, c’est la dernière chose qu’elle ignore encore. Ah, aussi, Katel, on avait l’habitude de continuer à s’entraîner physiquement, pour ne perdre ni la forme ni les réflexes de combat. On ne le faisait plus depuis qu’on est entré dans l’amas mais j’aimerais qu’on recommence. Ça te va ?
— Moi aussi je faisais la même chose, avant, sur M 75 II, fit-elle en se remettant à manger, secouant légèrement avec amusement. Je me sens rouillée depuis un mois. O.K., ça me va.
— Alors je propose de le faire par deux, ceux qui ne sont pas de quart, pour s’entraîner les uns les autres.
À la fin du deuxième mois, Ael avait senti qu’ils devaient discuter ensemble. Il les amena dans le poste et fit apparaître la carte céleste de la région de l’amas.
— Voilà, en gros, où on se trouve, dit-il. On y a pénétré de ce côté, donc on se balade dans ce coin-ci. L’amas est très peu connu. Il n’a jamais été exploré parce qu’il est énorme et sans intérêt. Même ses limites intérieures sont imprécises. Vous voyez qu’il est un peu en forme de fer à cheval avec, semble-t-il, un creux très long. Et que sa largeur totale est imposante aussi. Je n’ai aucune idée de l’axe qu’on suit. Mais ce que je sais, c’est qu’on en sortira forcément, à un moment ou un autre, étant donné qu’on suit un cap constant. C’est simplement une question de patience. Des questions ?
— Tu penses qu’on devrait rationner les vivres, c’est ça ? demanda Katel.
Ael fit la moue.
— Je ne crois pas. Entre ce qu’on avait emporté et ce qui se trouvait dans le conservateur du Patrouilleur, il y en a une sacrée quantité. Ces Patrouilleurs avaient 30 hommes à bord et une autonomie de plusieurs mois. On a une très grosse marge, à mon avis. Et l’eau, des douches, notamment, est retraitée. Ce sont les jus de fruits qui manqueront en premier. À ce moment-là, on verra.
Ils continuèrent donc.
Et puis, un après-midi, en heure universelle, Katel était aux commandes et Ael et Michelli s’entraînaient dans la soute quand ils entendirent son appel, dans les diffuseurs :
— Eh, les gars… un énorme passage… je crois… enfin, je crois qu’au bout… on sort en espace libre !
Ils cavalèrent jusqu’au poste.
C’était en effet le plus large passage qu’ils aient rencontré depuis leur entrée dans l’amas !
— Je prends les commandes, lança Ael. À vos postes. Katel, la Détection sur l’avant.
Sans un mot, chacun vint occuper son siège. Michelli à droite, face au tableau des Props, et Katel derrière, devant ses écrans.
— Extrémité à six minutes, dit-elle.
— Peux-tu enregistrer ce passage sur le Directeur de vol ? demanda Ael en accélérant.
— C’est fait.
— Comment es-tu venue ici ?
— Un couloir transversal, venant du haut.
Les deux dernières minutes furent longues. Personne ne parlait. Ael avait affiché la même vitesse que lorsqu’ils étaient poursuivis par les missiles, des semaines auparavant.
Et ils débouchèrent en espace libre !
Ael ralentit et stabilisa la Barge pour que la Détection fasse un tour complet.
— On est dans une énorme faille, dit-elle après quelques secondes, vraiment énorme. À gauche et à droite je ne vois rien. Très loin, devant, en limite extrême de la Détection Lointaine, non plus ; je pense qu’on est dans le creux du fer à cheval.
Ael se pencha sur l’ordinateur de Navigation du Patrouilleur et appela la carte de l’amas.
— Il n’y a pas de relevé… Je crois qu’on est les premiers à venir ici, dit-il.
— Une étoile, à gauche, assez loin, dit rapidement Katel. Elle était masquée jusqu’ici. Puissante… sacrément puissante, même. On dirait même une bleue… oui, une jeunette !
— Attendez… reprit-elle, une, non, deux planètes sur la droite. Loin dans la faille. Confirmé, ajouta-t-elle.
— Eh, intervint Michelli, les piles se rechargent sérieusement. Le rayonnement doit être sacrément important.
— Normal pour une bleue, dit Ael. Katel, tu peux prendre des gisements pour recaler le Directeur de vol ?
— Négatif. Aucune étoile répertoriée et les rayonnements de la bleue font des interférences à la Détection. Il faudrait aller au-delà de l’étoile, sortir de la faille.
— Pas urgent, décida Ael. Donne-moi un cap vers la planète la plus proche.
— 098° sur l’axe suivi jusqu’ici. J’enregistre tout. Deux jours de route en Relatif.
— On y va, décida Ael. J’accélère pour la transition.
Les Props se mirent à hurler. Le quart suivant n’eut pas lieu. Ils voulaient tous rester dans le poste. Michelli alla seulement chercher des plats qu’ils mangèrent sur place.
La nouvelle, qui provoqua manifestement un véritablement soulagement, juste avant la plongée, fut quand Katel annonça :
— D’après son spectre, au Détecteur, cette planète a une atmosphère, pas de gaz en furie ou un truc comme ça !
— Bon Dieu, fit Michelli qui avait emprunté son juron favori à Katel, on va descendre au sol !
— Après-demain, oui, répondit Ael. D’ici là, on a le temps de dormir.
— Mais tu te rends pas compte, Cap. Une planète…
— Je me rends surtout compte qu’on ne va pas rester dans le poste pendant près de deux jours, Sarmaj…
— Oui, Cap, là t’as raison.
Il avait failli rectifier la position ! Il se décida à descendre en lançant :
— Comment fait-on pour le repas ?
— Quelqu’un de quart, les deux autres en bas.
— Mais on va savoir s’en tirer, nous autres, à cette vitesse-là ?
— Oui. On est en Relatif. Je vais brancher les commandes automatiques sur les sondeurs et la Détection. S’il se présentait quelque chose, vous seriez prévenu et vous m’appelleriez.
— Tu crois qu’on va pouvoir se poser au sol ? interrogea Katel quand le colosse fut parti.
— À priori, s’il y a une atmosphère, oui. Mais avec un soleil bleu, il doit s’agir d’une planète jeune ; la faune n’est peut-être pas accueillante.